Je m’appelle Mohamed, Je vis à Ghouta… ceci est mon message d’adieu

Mohamed pourrait être l’un de ces milliers d’orphelins de Ghouta. Une ville dans la ville. 400 000 âmes à Damas. Qui vivent dans l’enfer depuis sept ans. Le monde les a oubliés. Dans un autre contexte on aurait appelé cela un camp de concentration. Ou d’extermination. On l’appelle la Ghouta orientale. On les a massacrés au gaz sarin. On les a affamés. On les a bombardés et on les bombarde encore. Un seul camion d’aide alimentaire est rentré dans la ville depuis trois mois. Et la moitié des hôpitaux ont été rasés cette semaine. Mais leur foi ne peut pas être bombardée. Et ils iront probablement au Paradis si leur foi tient le coup malgré les bombes et la souffrance. Quant à nous, Allah seul sait…

Je m’appelle Mohamed. J’ai sept ans aujourd’hui. Je suis né dans un pays, dans une ville, dans un quartier en guerre. Et je vais mourir dans quelques minutes, dans ce même pays, dans cette même ville, dans ce même quartier en guerre. J’étais le plus jeune d’une famille de sept frères. Mon père Youssef et deux de mes frères Yanis et Hatem sont morts en 2013 dans un bombardement au gaz sarin. Ma mère a tellement pleuré ce jour-là que je ne l’ai plus jamais vu pleurer ensuite, comme si elle avait épuisé toutes les larmes de son corps. Elle pleurait pour ceux qui partent, mais elle pleurait aussi pour les six membres de la famille qui restaient en vie mais dont le destin était désormais scellé.  Mon père était médecin.

Deux autres de mes frères sont morts de faim et de froid l’hiver suivant, Mahmoud et Ali. J’avais à peine appris à prononcer leur prénom. Quand mon frère Ali agonisait, ma mère a décidé de lui enlever sa couverture et de me couvrir avec. Pour accélérer son départ peut-être. Ou pour me sauver car j’aurais pu aussi m’en aller ce jour-là tant la nuit était glaciale. Ma mère elle n’avait plus froid, n’avait plus faim, n’avait plus mal…

Il ne me restait que deux frères avec qui jouer le printemps suivant. Amr, de deux ans mon aîné était mon exemple. Toujours au service de ma mère, toujours en train de chercher des solutions, ou plutôt des astuces, pour rester en vie un jour de plus. Lui aussi est mort, d’intoxication alimentaire pendant l’été 2016. Il a essayé de broyer du plastique puis en faire une soupe, mais ce n’était pas comestible. Il avait essayé le premier avant de nous faire goûter. Il était si fier de la couleur de son potage chimique, et avait rajouté quelques cailloux pour s’imaginer des morceaux de viande qu’il pêchait fièrement avec sa cuillère. Aucun d’entre nous n’a osé goûté. On aurait peut-être dû le faire pour partir avec lui cette nuit-là et ne plus avoir à souffrir ensuite…

Par pudeur je ne vous dirai pas ce qu’on a mangé depuis que Amr est parti. Depuis l’âge de quatre ans mon poids n’a pas bougé d’un gramme. La peau sur les os. Mon corps a appris à économiser la moindre goutte d’eau et la moindre calorie. Mes oreilles ont aussi appris à ne plus souffrir du bruit des bombes et de la destruction autour de nous. Je pèse douze kilogrammes à sept ans. C’est moins que la moyenne, mais je tiens debout c’est l’essentiel. Ou en tout cas je tenais debout jusqu’à cette bombe hier qui m’a fauché les deux jambes et éclaté les yeux. J’étais à l’hôpital. Mais l’hôpital a été bombardé. Par les Russes on dit ici. Par Bachar on dit chez vous. Qu’importe dans quelques heures je serai au Paradis inshaAllah et tout cela sera qu’un amer souvenir. Allah jugera les responsables.

Ma mère a tout sacrifié pour me garder en vie. Pour elle j’étais l’espoir d’un enfant né dans la guerre et qui vivra dans la paix. Elle me l’a promis quand je suis né. Elle ne pourra pas tenir sa promesse. Mais pour me rassurer je me dis que là-bas au Paradis, nous vivrons tous dans la paix, donc elle tiendra sa promesse. Elle aussi est morte, d’épuisement, il y a trois semaines. Je ne l’ai pas vu mourir. Mayssara, mon dernier frère, m’a raconté qu’elle était si fière d’avoir trouvé du bois pour nous chauffer après cet hiver terrible. Quelques bûches qu’elle avait trouvé par chance, mais qui auront pris ses dernières forces et l’auront tuées. Dans cette pente qui mène à notre abri de fortune. A quelques mètres de moi. Sans que je n’ai pu l’embrasser et la serrer dans mes bras une dernière fois.

Nous vivons sous quelques tôles dans les ruines du bâtiment où l’on vivait si heureux avant que je naisse. Et avant que cette boucherie ne commence. C’est mon dernier frère qui m’a ramené à l’hôpital sur son dos il y a deux jours suite à une première blessure au bras d’un éclat d’obus. Il a dû s’arrêter des dizaines de fois sur le kilomètre qui nous sépare de l’hôpital. Lui aussi est épuisé et on n’a rien mangé depuis des jours. Il pensait me sauver la vie en m’amenant au risque de sa vie à l’hôpital car le sang coulait à flot. Il m’a sauvé la vie. Mais pour deux jours seulement. Je pense à lui dans ces dernières minutes car il n’est pas mort. Il a 10 ans aujourd’hui. On dirait qu’il en a cinq à peine. Il est le seul survivant de notre famille. Je l’aime et je lui ai dit au revoir. Il porte tout l’espoir qu’un jour notre famille revivra et que la Syrie sera libérée. Un paradoxe que ce soit Mayssara, le plus fragile d’entre nous tous qui ait survécu. Ou en tout cas jusqu’à aujourd’hui.

Je vous dis au revoir à vous aussi. Priez pour nos frères. Priez pour vous-mêmes. Car notre souffrance, baignée dans le sang est bientôt finie. Il n’y aura que du bonheur ensuite. Vous n’avez pas partagé notre souffrance ici-bas. J’espère que vous partagerez notre bonheur dans l’au-delà…

By Younes

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