De la querelle sur la date du début du Ramadan : l’occasion d’un authentique sursaut des musulmans de France ?

L’annonce du début du mois de Ramadan a tourné à une véritable cacophonie pour les musulmans de France. Proclamée deux mois à l’avance par le Conseil français du culte musulman (CFCM) comme correspondant au mardi 9 juillet, cette décision avait dès le départ suscité un fort mécontentement auprès de la communauté musulmane. Beaucoup n’ont pas compris la précipitation avec laquelle cette instance contestée a décidé, contrairement à son habitude, de fixer une date à l’avance. Et ce, alors que dans l’ensemble du monde musulman, il est de coutume d’attendre la nuit du doute et d’observer l’apparition de la nouvelle lune pour annoncer le début du mois sacré.

Dans un souci de clarification, il convient d’abord de rappeler brièvement les différentes méthodes de fixation de début et de fin des mois lunaires. Sur ce sujet, il y a trois avis parmi les fuqahas (juristes).

1) L’avis MAJORITAIRE selon lequel tout calcul doit être rejeté. Cet avis se base notamment sur le hadith « Ne jeûnez que lorsque vous verrez le nouveau croissant et ne rompez que lorsque vous le verrez à nouveau. », ainsi que sur d’autres paroles prophétiques qui vont dans le même sens. Selon les partisans de cette opinion, nous ne devons nous baser que sur la vision oculaire du croissant et l’utilisation du calcul astronomique, assimilée à une innovation hérétique (bid’a), est bannie. La lecture faite ici est une lecture littérale des sources islamiques. Une démarche qui ne s’arrête souvent qu’à la lettre des textes sans prendre en considération le contexte d’énonciation ni l’esprit et les objectifs qui peuvent les sous-tendre.

2) Le deuxième avis MINORITAIRE est celui selon lequel nous devons utiliser exclusivement le calcul. Les savants qui soutiennent cet avis avancent plusieurs arguments dont la compréhension contextualisée du hadith susmentionné qui précise dans une version rapportée par Ibn Umar (Rad) que « Si vous ne pouvez observez le croissant de lune du fait qu’il vous est caché par les nuages, estimez-le». L’expression en arabe « fa-qdirû-lah » (estimez-le) est très importante. Elle ouvre en effet le champ à une détermination par d’autres moyens, dont le calcul astronomique. Les tenants de cette opinion font remarquer que de nombreux oulémas de l’époque classique étaient eux même très versés dans l’étude du ciel et des constellations et qu’à l’époque de l’âge d’or de l’islam, les musulmans excellaient dans cette discipline. En outre, l’idée est ici de prendre l’esprit du hadith. La vision oculaire est analysée comme un moyen et non une fin. Dans cette perspective, on fait le raisonnement que le Prophète (Saw) s’est adressé à sa communauté avec les « moyens du bord », et qu’en l’absence d’autres outils pour déterminer les débuts et fins de mois, il n’a mentionné que l’unique moyen d’observation disponible de son vivant, à savoir la vision à l’œil nu. Mais s’il arrivait une époque où un moyen plus sûr permettrait de fixer avec davantage de précisions les dates de début de mois, il ne faudrait pas s’en priver. Cette compréhension de l’esprit des textes, et non de leur littéralité, a été mise en évidence par de nombreux oulémas anciens et contemporains. Parmi eux, on trouve notamment les Chouyoukhs Ibn Quteyba, Abu Hamid Al Ghazâli, Tahir Ibn Achour, Rachid Rida, Mustafa Zarqa et Ahmed Mohamed Chakir.

3) Un troisième avis, intermédiaire entre les deux premiers, remonte au 13ème siècle avec l’imam Taqiouddine As-Subky. Cet avis est repris aujourd’hui par le Cheikh Youssouf Al Qaradawi et d’autres fuqahas. Les partisans de cette troisième opinion se basent sur le principe que l’Islam ne s’oppose jamais à la science et que les deux sont toujours compatibles. Ainsi, on ne peut jeûner ou rompre qu’après avoir vu le nouveau croissant de lune, conformément à ce que nous ordonne le Prophète (Saw). Mais nous utilisons le calcul astronomique uniquement pour écarter une vision illusoire ou un faux témoignage. Par conséquent, si la science dit que tel jour, la vision du croissant sera impossible, on ne pourra donner crédit à quiconque affirmerait le contraire. Tout témoignage ce jour-là sera alors totalement rejeté.

On le voir, les avis sont différents et comme dans de nombreuses dispositions du fiqh (droit musulman), cette divergence est synonyme de dynamisme de la pensée musulmane. Cependant, ce qui trouble de nombreux fidèles, c’est la frustration de ne pouvoir commencer, dans un même pays, le jeûne du mois de Ramadan en même temps. C’est exactement ce qui vient de se dérouler en France avec une partie des musulmans débutant le jeûne mardi 9 juillet alors que de nombreux autres ont préféré, à l’instar de tous les pays musulmans, débuter le lendemain.

Le tumulte que vient de connaître la communauté musulmane de France n’est pas tellement dû au choix opéré par le CFCM et Dar Al Fatwa de l’UOIF qui se sont orientés vers la deuxième option évoquée plus haut (celle du calcul scientifique). Comme on l’a vu, ce choix est reconnu par un certain nombre d’oulémas. Le problème se situe davantage dans la légitimité du CFCM à décider des dates de début et de fin de mois pour des musulmans français qui, dans leur écrasante majorité, ne lui reconnaissent plus aucune légitimité. Depuis sa création en 2003, cette instance, créée aux forceps par la volonté du ministre de l’intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, n’a jamais été reconnu et il faut dire que les griefs ne manquent pas. En l’espace de dix ans, les principaux dossiers sur lesquels elle devait travailler n’ont connu aucune avancée significative. Ni sur la question de la viande Halal, dominée par la fraude et le mensonge avec parfois même l’assentiment explicite de certaines composantes dudit CFCM, ni le dossier de la formation des Imams et encore moins celui du Hadj n’ont été pris en charge sérieusement. Cantonné dans une activité essentiellement médiatique, gadget aux mains des ambassades étrangères qui se partagent les postes de présidence à tour de rôle, passant du diner du CRIF aux visites de courtoisie chez les ministres de l’intérieur dont certains (comme l’actuel) sont coutumiers de déclarations à l’emporte-pièce contre la communauté musulmane, le CFCM présente un bilan proche du néant. Pire, les dernières élections ont tourné à la farce avec le départ de Mohamed Moussaoui, porte-voix du Palais marocain et le retour de Dalil Boubakeur, relais des généraux algériens, à la présidence d’une institution censée œuvrer à faciliter le culte pour les musulmans français. Avec une instance aussi compromise, la décision de fixer la date du Ramadan deux mois à l’avance dans des conditions troublantes a été la goutte d’eau qui a fait déborder un vase déjà bien plein. Lundi 8 juillet au soir, une véritable fronde s’est emparée de nombreuses mosquées de France. Durant toute la soirée, considérant que le choix du calcul scientifique était inopérant car ne se basant pas sur la traditionnelle vision oculaire, ce sont des dizaines de mosquées qui ont annoncé leur décision de fixer à mercredi le premier jour de jeûne. Ce que certains ont commencé à surnommer « le printemps des mosquées de France » prenait l’allure d’un terrible désaveu pour un CFCM qui porte, outre ses innombrables casseroles, la lourde responsabilité d’avoir suscité un profond désarroi auprès d’une communauté qui se serait bien passé d’une fitna aussi grave.

Paradoxalement, l’image peu reluisante d’une communauté divisée jusque dans la désignation d’un acte aussi important que le début du mois sacré de Ramadan devrait faire l’effet d’un électrochoc. Nombreux sont désormais ceux qui souhaitent sortir de cette torpeur en jetant les bases d’un embryon de structuration qui puisse, à l’échelle nationale, réussir au moins à définir de manière unitaire les dates des grandes fêtes musulmanes. Rarement ce désir ne s’est fait sentir avec autant d’acuité.

Mais pour ce faire, il faut clairement acter la disqualification définitive du CFCM. Alors que son incurie atteint des sommets, ce dernier, fidèle à son habitude, vient d’annoncer fièrement que le ministre de l’intérieur, Manuel Valls, « honorera tous les musulmans de France en participant à l’Iftar [rupture du jeûne] qui aura lieu le 15 juillet 2013 à la Grande Mosquée de Paris ». Ce sera certainement le dernier. A condition que la communauté musulmane fasse preuve de maturité pour substituer à un CFCM moribond, une authentique instance qui puisse la représenter avec un discours digne, responsable et contributif. Plus que jamais, la balle est dans son camp.

Ennasri Nabil, président du CMF (Collectif des musulmans de France).